Walter Rodney. Crédit photo: Huntley Archives, London Metropolitan Archives.            

Le fait de coloniser est un acte politique. Par conséquent, tout effort de décolonisation est également un geste politique. En outre, si on suit cette ligne de réflexion à sa conclusion logique, le processus de décolonisation est aussi un « changement de garde ». Les gardiens coloniaux sont ainsi remplacés et d'autres prennent la responsabilité des espaces autrefois colonisés.

Étant donné que cela se produit très peu, voire pas, dans la tour ivoire (c’est à dire, dans les universités du Nord global), il me semble nécessaire de réfléchir aux contextes dans lesquels un authentique processus de décolonisation du savoir est vraiment possible.

L'aspect, peut-être le plus troublant, des initiatives de décolonisation du savoir est qu’elles ont été accompagnées soit d’un processus d’amnésie historique délibérée, soit d'un niveau d’ignorance ahurissant à l'égard des efforts passés.

Dans le passé, le processus de décolonisation du savoir a émané des espaces colonisés ... Le résultat étant l’accroissement organique des épistémologies anticoloniales qui venaient défier l’historicité coloniale.

La tradition de contester les savoirs occidentaux est bien enracinée dans le monde intellectuel du Sud global. Les historien·nes des Caraïbes anglophones, par exemple, ont connaissance de la polémique de John Jacob Thomas, un Afro-Trinidadien qui était en désaccord avec les interprétations avancées par l’historien Anglais James Anthony Froude (diplômé de l’Université d’Oxford) à la fin du dix-neuvième siècle.

Dans son œuvre, intitulée The English in the West Indies or the Bow of Ulysses (1888), Froude a présenté la perspective d’un apologiste colonial. Il a affirmé que, pour les peuples noirs, l’esclavage était « le premier pas vers leur émancipation » d’une culture barbare. Et comme si cela n’était pas suffisant, sur la question du suffrage universel, il a défendu les droits des peuples blancs dans les Caraïbes contre « les dangers d’une suprématie politique des noirs ».

Sans surprise, en Angleterre, les critiques de son livre étaient relativement positives malgré le fait que Froude manquait l’expertise nécessaire. Ses interprétations étaient fondées sur des observations superficielles faites pendant un voyage dans quelques îles caribéennes. Autrement dit, au dix-neuvième siècle, sa crédibilité était largement influencée par son statut d’homme blanc.

Cependant, dans les Caraïbes, la narration que Froude a présentée n’a pas été bien reçue. Un an plus tard (en 1889), John Jacob Thomas a répondu par une polémique intitulée Froudacity : Les Fables Antillaises par J.A. Froude. Le terme « Froudacity » n’existe pas en anglais, en inventant ce dernier, Thomas jouait donc avec le mot anglais « audacity » (audace en français). Ainsi, Thomas contestait l’audace de Froude à croire qu’il était capable d’écrire une interprétation authentique et juste de la situation coloniale dans les Caraïbes. C’était tout simplement une compilation de « fables »…

Dans sa réponse, Thomas a avancé une interprétation anticoloniale et d'un point de vue afro-caribéen. Parmi les historien·nes des Caraïbes, Thomas est l'un des écrivains anticoloniaux du dix-neuvième siècle les plus reconnus. Cependant, il n’était pas le seul à avoir osé défier les narrations hégémoniques coloniales. Charles Spencer Salmon et Nicholas Darnell Davis ont également contesté les interprétations de Froude dans leurs œuvres The Caribbean Confederation (1888) et Mr. Froude’s Negrophobia or Don Quixote as a Cook’s Tourist (1888). Quelques années plus tard, l’Afro-Jamaïcain Theophilus Scholes a publié ses critiques contre le colonialisme et le racisme scientifique dans les œuvres Sugar and the West Indies (1897), The British Empire and Alliances (1899), Chamberlain and Chamberlainism (sous un pseudonyme, 1903) et Glimpses of the Ages (en deux volumes, 1905, 1908).

Cette tradition de contestation anticoloniale a été poursuivie au cours du vingtième siècle par d’autres intellectuels des Caraïbes tels que CLR James, Aimé Césaire, Frantz Fanon, Eric Williams, Fernando Ortiz et George Padmore. Ayant vécu sous le joug du colonialisme et de l'impérialisme, ces intellectuels ne se faisaient aucune illusion sur la nécessité de « décoloniser le savoir ». De plus, ils avaient conscience que cette mission était un précurseur nécessaire à la décolonisation de la sphère politique afin de devenir souverains. Selon les mots de la chercheure Africaine Amina Mama, leurs efforts de décolonisation du savoir sont nés d’une « éthique de la libération ». Ils ont compris que le savoir est utilisable. Donc, de la même manière que les narrations eurocentriques ont servi l’objectif de créer les empires coloniaux, les intellectuels anticoloniaux étaient conscients qu’ils avaient besoin de s'appuyer sur des récits qui mettent en avant le point de vue des peuples colonisés afin d'atteindre la décolonisation politique.

Et c’est là que réside le problème. Dans le passé, le processus de décolonisation du savoir a émané des espaces colonisés. Ainsi, la décolonisation du savoir était intimement liée aux réalités des peuples colonisés qui ont vécu au sein des structures sociales, politiques et économiques qui ont façonné leurs expériences d’exclusion et d'oppression. Le résultat étant l’accroissement organique des épistémologies anticoloniales qui venaient défier l’historicité coloniale.

Pour clarifier mes propos, tous les universitaires peuvent contester les narrations hégémoniques – s'ils en ont la volonté et s'en donnent les moyens. Mais, peuvent-ils tous décoloniser le savoir ? Ce qui est mis en cause est l’audace (ou selon les mots de J.J. Thomas, le « Froudacity ») d'affirmer que la connaissance décoloniale peut être menée par des chercheur·es qui ont non seulement personnellement bénéficié de pratiques soutenues par la pensée coloniale, mais qui ont également été formés pour accepter des méthodologies eurocentriques. Il faut être en mesure de déconstruire, pour reprendre les mots de James Blaut, « le modèle du monde des colonisateurs ». Ainsi, ne perdons pas de vue que – traditionnellement - les universités étaient les outils d’empire et que, jusqu’à aujourd’hui, on peut toujours trouver des pratiques d’exclusion qui entraînent des formes de racisme institutionnalisé.

L’histoire nous enseigne que la décolonisation du savoir nécessite l’usage d'épistémologies forgées « dans la lutte » contre la domination coloniale. Pour vraiment décoloniser le savoir, il faut adopter des méthodologies décoloniales, accéder à des contre-archives et confronter les façons par lesquelles le pouvoir a exercé une influence sur l’historicité et la mémoire. Selon l’œuvre Knowledges Born in the Struggle (2019), ce sont les « épistémologies du Sud » (que l’on trouve partout sur la planète) qui décolonisent les connaissances produites par les « épistémologies du Nord ».

Les sceptiques, dont je fais partie, sont enclins à voir certaines des revendications actuelles de décolonisation de la connaissance comme l'appropriation d'un concept sans une véritable compréhension de l'histoire et l'origine de celui-ci. Parfois, lorsque je suis plus cynique, je me trouve à penser que l’empressement de ces appels masque un autre objectif : celui de réprimer les pensées radicales qui sont nécessaires pour mener des actions radicales…

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Audra A. Diptée.

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